Radio Prague, 30 ans d’expérimentation indépendante – interview de Didié Nietzsche > City Sonic 2016

Radio Prague, 30 ans d’expérimentation indépendante – interview de Didié Nietzsche > City Sonic 2016
29 septembre 2016 Transcultures

Formé par Didié Nietzsche* et Jules Nerbard à Huy aux débuts des années 80, Radio Prague fait aujourd’hui figure de pionner tant dans ses expérimentations électroniques que dans ses liens avec le vidéo art et diverses formes plastiques et relationnelles alternatives.

Didié Nietzche a ravivé Radio Prague en live ces derniers mois, avec son complice Nerbard à la basse et aussi derrière les écrans et également avec la venue de Renata Kambarova, flutiste belgo-ouzbèke de formation classique, qui ajoute un nouvel élément dans le laboratoire à la fois étrange, décalé et fascinant d’un combo wallon qui a toujours échappé à tous les cloisonnements.

*au CV musical varié : du rock francophone Nietzche au début des années 2000, au collectif ambiant/post rock à géométrie variable 48 Cameras, en passant par le duo électro cosmique 11:60 qu’il développe, depuis 2015, avec Christophe Bailleau

Interview de Didié Nietzsche

Didie-Nietzsche-profil-statue_City-Sonic_Art-Sonore_Transcultures-2016Quand et comment est né Radio Prague ? Quel était le projet alors, dans quel contexte et comment a-t-il évolué ?

Didié Nietzche : Radio Prague est né à l’orée des années 80. C’était mon premier projet musical. A l’époque j’avais envie de faire de la musique, mais découragé par une tentative solitaire d’apprentissage de la guitare classique, je me suis tourné vers le bricolage sonore. J’avais découvert quelques années plus tôt les pionniers de la musique industrielle (Throbbing Gristle, Boyd Rice, Cabaret Voltaire,…), et j’ai eu envie de suivre leur voie, avec mes petits moyens: guitare acoustique parasitée par des boîtes de jeux Tandy « 100 expériences électroniques » , machines à calculer posées sur des radios, cordes de guitares tendues sur des boîtes métalliques, etc.

Après quelques concerts, j’ai rencontré mon alter ego Jules Nerbard, avec qui j’ai poursuivi l’aventure jusqu’aujourd’hui. Nous nous sommes consacrés à l’élaboration d’une première cassette (sobrement intitulée: Quand j’ai entendu le bruit, je me suis dit « Ca, c’est encore un camion ») et avons publié pas mal de morceaux sur des compilations « mail art ». Ensuite nous avons accueilli d’autres musiciens et tenté d’évoluer vers un style « Electronic Body Music ». Le résultat n’a pas convaincu, et le groupe s’est séparé.

Au début des années 2000, la démocratisation de nouvelles techniques (musique assistée par ordinateur, sampleurs à grande capacité de mémoire, échanges de fichiers par Internet, etc.) nous a donné envie de relancer le projet, en revenant à la démarche expérimentale des débuts.

En 2014, une collaboration avec le collectif 48 Cameras m’a donné l’occasion de rencontrer Renata Kambarova, une flûtiste contemporaine, qui s’est rapidement intégrée à Radio Prague. Grâce à son apport, nous nous tournons à présent vers une musique de plus en plus improvisée.

Radio Prague sur la Casette Art #1 (2015) - Label Transonic

Quel était la scène hutoise et de la région de Liège dans les années 80 quand vous avez commencé et comment étiez-vous perçu ?

Didié Nietzche : Les vrais débuts de Radio Prague, c’était à Athus, la ville la plus méridionale de Belgique, qui, par son aspect industriel décadent, a certainement influencé ma musique. Un copain de lycée était guitariste de Dole, un groupe de new wave qui avait une certaine notoriété. Je leur ai fait écouter mes premiers enregistrements, et ils m’ont tout de suite adopté. Ils m’ont invité à assurer leur première partie à plusieurs reprises, malgré le style musical très différent. Deux ans plus tard environs, j’ai déménagé dans la région hutoise, où j’ai rencontré Jules Nerbard.

Là aussi, nous avons été accueillis cordialement par beaucoup de musiciens venant d’horizons très différents. Alain Pire (Jo Lemaire, 48 Cameras, Les Révérends du Prince Albert,…) a produit notre première démo en studio. Marc Wathieu (Les Tricheurs, Marc Morgan,…) nous a accompagné en concert… Par contre, le public local, plus intéressé par le rock 70’s ou par la pop new wave, suivait très peu… La musique underground était plutôt constituée d' »îlots » qui communiquaient assez peu entre eux: 48 Cameras à Tihange, Home Product à Liège, Insane Music à Charleroi… L’arrivée du mouvement « mail art » a permis à ces entités isolées d’entrer en contact.

Radio Prague a participé au mouvement « mail art », qu’en retenez-vous ? Y-a-t il un lien avec votre mode opératoire pour vos créations vidéo, je pense à Asphyxia (présentée dans une version revue lors de l’exposition « Digital Echoes » au BAM à Mons et lors de la soirée OMFI@City Sonic à Bruxelles) réalisé à partir d’images de transexuels existantes « glitchées » et de samples de métal… ?

Didié Nietzche : Le Mail Art, c’était une sorte d’Internet avant la lettre. Grâce à la démocratisation de nouvelles technologies (enregistreurs 4 pistes à cassettes, photocopieuses, caméras vidéos, etc), les artistes pouvaient enfin créer et diffuser des oeuvres sans passer par des canaux officiels, coûteux et élitistes. Pour la première fois peut-être, des petits groupes wallons ignorés par les médias nationaux avaient l’opportunité de se faire entendre au Japon, aux USA, en Afrique du Sud,…. beaucoup d’émulation et de bonnes énergies. Les modes de production et de distribution, plutôt « low-fi » ont également eu une influence sur le style des « mail-artistes » : pousser au maximum le contraste d’une photocopieuse ou le souffle d’une cassette, exploiter le son « boîte de conserve » d’un micro bon marché, faire des collages abrupts de sons ou d’images,… le bricolage devenait un mode d’expression, une esthétique à part entière. Nos vidéos sont dans la continuation directe de cet esprit, en associant un matériau de base de qualité médiocre (vidéos enregistrées par webcam, archives, vieux films de famille ou d’entreprises digitalisés) et des techniques disponibles gratuitement (programmes d’effets en ligne, logiciels de montage tournant sous Linux,…). Là aussi, l’objectif est d’exploiter des dysfonctionnements pour en tirer une esthétique.

Radio Prague - ASPHX

Aujourd’hui Radio Prague est augmenté d’une jeune flutiste, Renata Kambarova, qui a une formation classique mais est aussi ouverte à l’improvisation. Comment cela se mêle-t-il aux éléments électroniques ? Qu’est-ce que chacun apporte à l’autre ?

Didié Nietzche : La rencontre avec Renata s’est faite très vite et très simplement. Un peu comme un coup de foudre artistique, mais aussi humain. Nous avons joué quelques morceaux, elle a improvisé dessus, ça collait déjà parfaitement. Et au fil des répétitions et des concerts, de plus en plus de belles choses se produisaient, donnant envie à chaque fois d’aller plus loin. Nous nous amusons beaucoup ensemble, aussi. Nos personalités sont très complémentaires. Renata a une formation classique, et désire se consacrer plus particulièrement à la musique contemporaine. Elle a constaté un accroissement significatif des oeuvres mixtes (instrument acoustique + électronique) et aimerait en interpréter certaines. Radio Prague, c’est donc pour elle un premier pas « confortable » dans le monde de l’électronique, un apprentissage du b.a.-ba. Singulièrement, son expérience classique, par la connaissance des possibilités de son instrument, lui a procuré une grande capacité d’improvisation. Ce qu’elle nous a apporté, avant tout c’est cette prise de risque, et l’envie d’en faire autant: lors de notre concert à La Raffinerie dans la soirée OMFI@City Sonic 2016, nous jouerons un morceau totalement improvisé (c’est l’idée aussi de OMFI qui défend les musiques inclassables en liberté), à l’exception d’une base rythmique minimaliste. Mais ce qui soude trois personnes dans un groupe, c’est surtout le partage de ces moments de magie où l’on découvre que le résultat obtenu est bien plus fort qu’une simple addition de trois individus.

Radio Prague - Nosferatu (extrait)

Quel est la part visuelle dans vos performances actuellement ? Comment envisagez-vous le lien son-vidéo ?

Didié Nietzche : La part visuelle varie beaucoup en fonction des lieux et des conditions de concert, l’objectif étant que la musique puisse se suffire à elle-même lorsque les lieux ne se prêtent pas à des projections. Au début, La création de vidéos s’est imposée par elle-même, avec la nécessité pour le groupe d’être présent sur les réseaux sociaux. Mais au fil du temps, elle a pris une place importante. Le lien entre son et vidéo est différent d’un titre à l’autre. Pour Asphyxia les images font directement et naïvement référence aux textes du morceau (transexualité, développement d’un cancer, regard de la société sur l’univers des transgenres). D’autres vidéos sont plus abstraites, soulignant simplement l’atmosphère de la musique. Le défi est toujours de créer une cohésion sans que l’image soit dépendante du son, car la structure de nos morceaux change à chaque interprétation. Il faut faire en sorte que des coîncidences heureuses se produisent.

Vous avez été membre du groupe rock Nietzche, membre ponctuel de 48 Cameras (comme votre comparse Jules Nerbard) et collaborez avec Christophe Bailleau dans 11:60 depuis deux ans, quelle place occupent ces autres projets dans votre évolution musicale ?

Didié Nietzche : Chacun d’entre eux m’a apporté beaucoup. Avec Nietzsche j’ai d’abord appris à me mettre au service d’une chanson, les très beaux textes de Vincent Nietzsche étant généralement écrits avant la musique. Il y avait également le défi de rester dans un format pop, tout en satisfaisant mes besoins d’expérimentation. J’ai également beaucoup appris en techniques d’enregistrement et de production, le groupe ayant bénéficié d’un accès gratuit illimité à un grand studio bruxellois (et à ses techniciens). 48 Cameras, c’était presque un rêve d’enfant 😉 ! J’admirais le travail de Jean-Marie Mathoul, le pilote de 48 Cameras, depuis le tout premier album du collectif, et j’espérais un jour avoir l’occasion d’y participer. Cela m’a donné l’occasion de collaborer avec mon idole Robin Rimbaud (Scanner) pour un disque « We could bring silk in May » soutenu, en 2013, par Transcultures à l’occasion du projet européen M4m (dont le principe était de facilité la mobilité créatrice des artistes), de rencontrer de nombreux musiciens talentueux, et de convaincre le groupe de donner deux concerts en 1 1/2 an, ce qui ne s’était jamais vu jusque là !

11:60 m’a aussi apporté plus de confiance et de liberté de jouer. Pour un festival organisé par les Nuits du Beau Tas chez Recyclart l’été 2015, reprise dans le cadre des « City Sonic Summer Sessions », on nous avait demandé de jouer sur des synthés de type « vintage », sans ordinateur, accompagnés de musiciens de jazz ou d’avant rock très solides (dont Guy Seguers à la basse, Daniel Wang à la batterie,…et dont on en trouve une trace sur la compilation CD City Sonic 2015 sortie chez Transonic). Cela nous a forcé à développer un style très « live » et à prendre conscience de nos ressources en improvisation. Jouer avec Christophe est toujours une expérience pleine de surprises. Nos styles sont très complémentaires: je suis plutôt terrestre, établissant des structures mélodiques simples sur lesquelles il peut se reposer pour partir très loin…

De quels artistes (sonores, visuels, littéraires…) vous sentez-vous proche ?

Didié Nietzche : Je n’y avais pas beaucoup réfléchi jusqu’à présent, mais Throbbing Gristle et tous les projets qui l’ont précédé ou suivi (Coum, Psychic TV, Coil, Carter Tutti…) ont certainement beaucoup influencé ma musique. Mais les gens dont on se sent proche ne sont pas nécessairement ceux que l’on cherche à imiter.

En vrac : Giacinto Scelci, Brigitte Fontaine, Bill Viola, Eliane Radigue, Henry Kaiser, Robert Wyatt, Brian Eno, SaveMe Oh, Peter Greenaway, Bukowski, Mikhail Boulgakov, Colin Raff…  mais aussi Italo Calvino, Alain Bashung, Ze Zorgs, Don Cherry, Werner Herzog, Maissiat, Art Ensemble of Chicago, Tristan et Iseut, Lovecraft, Wire, Frank Zappa, Bunuel, Lautréamont, Fela, Mo Hayder, Frida Kahlo, Richard Corben, Ben Wheatley, Takashi Miike, Jorge Luis Borges, …

Quelle sera la fréquence de Radio Prague demain ?

Didié Nietzche : Il est bien difficile de présager l’avenir d’un petit groupe de musique underground. Radio Prague continuera en tout cas à émettre sur sa chaîne Youtube et son blog Tumblr [scroller pour voir les visuels défiler]. Des mises à jour se feront d’ici peu. Un enregistrement live de « Déchu » sera repris sur la compilation cassette Solstices » (partenariat Transonic/Eastern Belgium At Night) qui sort fin septembre. Nous envisageons également d’enregistrer les morceaux élaborés avec Renata et de les proposer aux labels.

Pour les concerts, wait and see…

Transcultures 2016
Propos recueillis par Philippe Franck
Edition Jacques Urbanska

Radio Prague - Long Long Winter

Radio Prague - 20 seconds of WSB