Ez3kiel, Les Mécaniques Poétiques, l’élégance anachronique (interview)

Ez3kiel, Les Mécaniques Poétiques, l’élégance anachronique (interview)
24 août 2015 City Sonic

Trop souvent verrouillé dans la chambre noire d’une musique inqualifiable et inclassable, EZ3kiel a su, en l’espace de vingt ans, lever le voile sur les gravitations stylistiques attribuées à l’aveugle entre électro, dub, rock, voire classique et symphonique. Bien plus sensible à la création d’atmosphères, le groupe tourangeau (Tours, Fr) sonde en vérité l’échelle et la volupté des émotions et des auras humaines lorsqu’il explore la densité des outils sonores, graphiques et visuels, des plus primaires aux plus technologiquement élaborés.

Yann-Nguema_Mecaniques-poetiques_credits-Candice-Cellier_cropped-City-Sonic_Mons2015_Transcultures-2015_Mediaart_Soundart_Art-SonoreConcepteurs, techniciens, producteurs, réalisateurs, etc., ces musiciens sont partis en quête d’une inventivité absolue via de multiples collaborations et autant d’expérimentations artistiques.

Les Mécaniques poétiques sont des installations conçues à partir d’un patrimoine ancien détourné (une machine à coudre, des instruments scientifiques du XIXe siècle, une vieille bicyclette), les 10 installations offrent un contraste saisissant entre cet habillage désuet et une technologie innovante : écrans tactiles, fibre optique, RFID…

Cette esthétique s’est fondée autour du travail visuel de Yann Nguema, bassiste du groupe, réalisé pour l’album multimédia Naphtaline, sorti en 2007, où l’utilisateur pouvait interagir avec sa souris sur des animations contenues dans un DVD-ROM.

En réaction à l’abstraction et à la conceptualisation de certaines oeuvres interactives contemporaines, les traitements du son et de l’image les plus perfectionnés viennent ici au service de la sensibilité et de l’esthétique, et les manipulations proposées, proches de la magie, font appel à l’imaginaire de chacun.

Les Mécaniques Poétiques seront à expérimenter dès le 11 septembre à l’ouverture et puis jusqu’au 27 septembre à la Salle Saint Goerges.

A propos des Mécaniques poétiques d'EZ3kiel (1) : le processus

Les Mécaniques poétiques d’EZ3kiel sont le fruit d’une production de l’Atelier Arts-Sciences, laboratoire de recherche commun au CEA-LETI de Grenoble, de l’Hexagone Scène nationale de Meylan et des Champs Libres en collaboration avec Erasme, centre multimédia du conseil général du Rhône et le groupe EZ3kiel.

Interview de Yann Nguema

Après une première année de DEUG (études supérieures en deux ans) en mathématiques et physique, Yann Nguema décide de changer fondamentalement de domaine en s’orientant vers une licence de communication spécialisée sur l’image, un domaine qui l’intéresse de plus en plus. En 1998, il obtient un D.N.S.E.P (Diplôme national supérieur d’études plastiques) à l’institut d’Arts Visuels d’Orléans.

Parallèlement, il commence la musique et la création d’images dès 18 ans pour le groupe EZ3kiel avec pour ambition de lier étroitement ces deux médias. Comme pour la musique du groupe, l’aspect graphique évolue beaucoup. Il passe successivement de l’image fixe, à la vidéo, au multimédia, aux images interactives, puis récemment, aux installations.

On peut dire que ton parcours riche et contrasté (études de mathématiques, journalisme, communication) est à l’image de ton parcours artistique, à la croisée des pratiques et des médias. Comment ces parcours ont-ils évolué ? Comment ces entités se retrouvent-elles dans tes pratiques?

Je n’ai jamais eu de plan de carrière, et je me suis laissé porté par la nature des projets dans lesquels je me suis investi, notamment ceux d’EZ3kiel. Dés le départ l’envie était de réaliser tout de manière autonome musique, artwork, scénographie, vidéo, site internet, logiciel… d’une part pour des raisons économiques, puis pour maitriser l’ensemble de la chaine de notre production. Chaque projet redemande une recherche liée à un apprentissage et permet d’ouvrir de nouveaux horizons.

Au bout de 20 ans, l’accumulation des expériences fait boule de neige et me permet d’aller toujours de plus en plus loin dans l’écriture et dans la singularité des projets. Le point commun sur l’ensemble de mon travail reste l’articulation que l’on peut faire entre la technique pure et la sensibilité artistique qu’elle doit servir pour se faire oublier.

En ce sens je me considère comme un artiste dont l’outil est la technique, ou un technicien doté d’une sensibilité artistique. Ces deux aspects sont imbriqués et se nourrissent mutuellement.

Les Mécaniques poétiques ont été réalisées lors d’une résidence initiée par l’Atelier Arts-Sciences, comment est-ce arrivé ?

C’est l’équipe de la Maison de la musique de Meylan qui a proposé à l’Hexagone de Meylan (Scène nationale Arts Science) notre groupe pour participer aux rencontres Arts sciences lors de la deuxième édition du festival. J’imagine qu’ils cherchaient des artistes susceptibles de construire des projets avec une dimension scientifique. Si c’est devenu très actuel, à l’époque la collaboration artistes/chercheurs en était au stade expérimental et c’était un pari de la part du laboratoire arts/sciences de miser sur un groupe de musique indépendant et inconnu du grand public.

Nous avions déjà réalisé 3 mécaniques poétiques par nos propres moyens, et nous avons vu dans cette invitation l’opportunité de réellement développer et aboutir cette partie de notre travail. L’association avec l’image du CEA nous a sérieusement questionné, mais nous avons tout de même décidé de nous engager au côté de l’équipe du laboratoire Arts/Sciences avec qui nous travaillons régulièrement depuis.

A propos des Mécaniques poétiques d'EZ3kiel (2) : le processus

Quelles ont été les difficultés rencontrées lors de la résidence avec les chercheurs ? Ces différences ont-elles été difficiles à surmonter ?

Le projet s’est étalé sur plus d’un an avec de nombreux aller-retour à Grenoble. La première phase a été de rencontrer des chercheurs puis d’écrire des projets en fonction des compétences de chacun. Puis il y a eu des ajustements cadrés par la faisabilité technique avant d’entrer dans la phase de réalisation.

Avec certains chercheurs, le contact est très bien passé et ils sont devenus par la suite des bons amis. Avec d’autres, comme dans toute relation humaine, cela a été plus délicat. La première difficulté a été comprendre le langage très spécialisé des chercheurs qui ne savent pas tous vulgariser leur objet d’étude. Certains se sont éclatés à travailler sur ce projet atypique, d’autres moins…

Toujours est-il qu’à l’époque c’était plus à l’artiste de tendre vers la dimension technique pour assurer la bonne jonction, qu’au chercheur. Bien entendu ma petite formation scientifique et mon grand intérêt pour la technique ont été des atouts.

Au niveau de l’esthétique, tu as dit qu’EZ3kiel était passé d’une « identité électro-ethnique à une identité technologique ». Comment s’est passé ce « changement » d’identité ? Comment définis-tu le fait d’avoir un patrimoine et une écriture technologiques ?

Lors de notre création, il y a plus de 20 ans, après une période très influencé musicalement par d’autres groupes, nous avons senti naturellement le besoin de rendre notre musique plus personnelle.

Venant du centre de la France, il nous est apparu incongru d’utiliser des samples de percussions tribales, ou des voix tibétaines comme nous avions pu le faire en début de carrière. C’était l’époque des premières machines, où nous avons vu le formidable potentiel en terme de création qu’elles engendraient, et avons décidé d’en faire notre sujet d’étude pour créer.

C’est en ces termes que je considère que nous sommes passés de l’ère ethnique à l’ère technique. Chaque projet s’est ensuite nourri des possibilités technologiques de l’époque.

Nous avons commencé sur les cassettes audio, et VHS et avons grandi en même temps que les progrès technologiques pour tout faire actuellement en programmation informatique (C++). Contrairement à l’adhésion à un style musical, celle à la technologie nous permet d’être en renouvellement permanent. Pour ma part je suis très attentif à toutes les nouveautés, et leur détournement ou utilisation dans le spectacle vivant ou le milieu artistique.

Ez3kiel_mecaniques-poetiques-orgue-crop_parcours-instruments-inventes_City-Sonic_Transcultures-2015_09Si tu es un artiste qui utilise le matériau technologique, pourquoi avoir voulu mélanger l’ancien au moderne sur les installations des Mécaniques Poétiques ?

L’aspect technologique de mon travail, aussi important soit-il n’est pas l’objet de mon discours artistique. S’il en est, partie intégrante, la finalité est de proposer un travail sensible et poétique. La magie opère quand la technologie disparait et très souvent elle n’est pas apparente dans mon travail. J’en parle aussi très rarement. Si un témoignage doit rester, ce sont les mots et sensations du public face à ce qu’on leur présente et non le cahier des charges techniques qui régi l’ensemble.

Avec EZ3kiel, nous avons toujours joué sur les opposés et anachronismes. Les Mécaniques poétiques sont issues du projet CD/DVDRom «Naphtaline» qui par son nom, prenait déjà à contrepied l’aspect technologique du projet. Il était plus pertinent pour moi en terme de narration et de poésie de travailler sur une esthétique passéiste plutôt que futuriste. Je dis souvent qu’une carte postale d’époque noire et blanche, réveille plus d’émotions qu’une carte récente plastifiée 3D.

Cette résidence entre chercheurs et artistes s’est finalisée par la production d’installations mais que peut-elle apporter au-delà des expositions ?

Les Mécaniques Poétiques ont été imaginées pour accompagner la sortie de l’album Naphtaline en 2007, elle nous a permis de faire perdurer le projet «Naphtaline» jusqu’à maintenant. Elle a créé de véritables liens avec l’atelier Arts Sciences et son équipe, qui encore aujourd’hui reste un partenaire privilégié dans les projets d’EZ3kiel.

A noter que nous travaillons depuis 3 ans sur un projet nommé « pixel motion » qui ne s’est pour le moment pas concrétisé.

Est-ce que Les Mécaniques Poétiques ont-elles influencé la tournée Naphtaline ou celle de LUX ?

Les concerts liés à Naphtaline ont été réalisés ponctuellement avec un orchestre symphonique. Nous n’avons pas intégré directement Les Mécaniques Poétiques lors de ces performances, mais avons par contre utilisé les programmes et animations dans la scénographie avec moi au commande de l’interaction.

La tournée LUX vient s’inscrire dans la continuité du travail autour de la technologie et de l’interaction commencé sur Les Mécaniques Poétiques. Le niveau d’exigence et les ambitions affichées sur le plan technique, sont un cran au dessus.

Quelles sont les différences entre un spectacle en live et une exposition d’installations ? Les Mécaniques poétiques sont-elles seulement une expérimentation ou est-ce qu’EZ3kiel revendique une écriture plastique ?

L’écriture d’un spectacle ou d’une exposition sont deux choses bien différentes. D’un côté pour le live, on travaille très précisément sur des scénarii bien spécifiques. Etant nous-même aux commandes on peut aller très loin dans l’exploitation des idées et l’articulation de l’ensemble des medias (musique, lumière, image). Il y a en outre une obligation de stabilité au niveau de la tenue du logiciel.

Pour l’exposition, la finalité reste l’utilisation qu’en fera un public non averti d’enfants et d’adultes. Il y a un souci de simplification permettant aux gens d’appréhender les machines de manière ludique. Il faut par contre prendre en compte la totalité des pistes d’utilisation que feront les utilisateurs, pour anticiper les bugs.

EZ3kiel Teaser LUX Live

EZ3kiel : Les Mécaniques poétiques

Nous considérons les deux approches comme deux portes d’entrée différentes donnant à voir et entendre deux parties distinctes de notre travail. On peut dire que l’exposition vient en complément du live, et donne la possibilité au public d’aller plus loin dans l’immersion de notre ouvrage puisqu’il en prend les commandes.

J’aime à penser que nous ne sommes pas qu’un groupe de musique enchainant les albums et les lives, mais des créateurs capables de sortir des salles de concert pour le développement d’un projet  si nécessaire.

L’exposition Les Mécaniques poétiques vient donc mettre en espace le projet Naphtaline avec la même exigence artistique et technique que celle que nous avons pour les lives.

Tu t’es retiré du groupe en tant que musicien pour te consacrer aux créations audiovisuelles, de même tu dis que « Les Mécaniques poétiques ont été un aboutissement artistique beaucoup plus fort qu’un concert ». Te sens-tu plus « artiste visuel/plasticien » que « musicien » aujourd’hui ?

J’ai longtemps combiné créations musicales et visuelles puisque pour moi elles font partie d’un tout. Pour des raisons d’emploi du temps j’ai décidé il y a cinq ans maintenant de m’enlever une charge de travail et donc de me concentrer désormais uniquement sur la partie dite visuelle du travail d’EZ3kiel. C’est sans nul doute la partie où je suis le moins remplaçable, et je suis le plus à l’aise en terme de propositions.

EZ3kiel - Mapping interactif - Château de Candé

interview de Yann Nguema - Les Champs Libres

Si par conséquent j’ai perdu ma place de bassiste sur scène, je me suis lancé dans l’apprentissage de la programmation informatique en C++ et j’ai réalisé un vieux rêve, celui de concevoir seul l’ensemble de la chaîne de création, du logiciel à la production du contenu artistique. Je ne me sens ni musicien, ni artiste plasticien.

J’écris des projets, et je tente de les réaliser. Que ce soit avec de l’image, de la lumière, des lasers, du bois, du sable… mon ambition est de faire différemment,  et d’explorer de nouvelles pistes. Peut-être qu’à ma manière je suis un chercheur…


Propos recueillis par Romain Tacciaria
août 2015 – Transcultures