Après City Sonic #13, une édition augmentée et remarquée dans le cadre de Mons2015, Capitale européenne de la culture, City Sonic initié en 2003 par Transcultures, Centre des cultures numériques et sonores, revient à ses bases corsaires et défricheuses avec une programmation orientée majoritairement jeunes artistes…
Conversation avec Philippe Franck
Jacques Urbanska : En 2015, sous votre direction, les éditions La lettre volée publiait le livre « City Sonic, les arts sonores dans la cité »*. Avant de revenir sur plus d’une décennie de propositions inter et trans culturelles/disciplinaires, vous écrivez dans ce livre, qu’à l’origine du festival, il y avait « l’envie d’explorer le son dans toutes ses dimensions contemporaines en allant au-delà des représentations musicales et traditionnelles… Traiter le son comme matériau premier, aider à la conception et l’élaboration de sculptures audio plus ou moins immatérielles, les confronter aux architectures physiques, patrimoniales, industrielles, intérieures, extérieures… sortir des limites du cube blanc, de la boîte noire, de la salle de spectacle et des scènes tonitruantes pour proposer, à tout public, une « déambula-son », une promenade d’écoute active au cœur de la cité. »
* qui est accompagné d’une compilation de pièces inédites présentées au festival depuis sa création (produite par le label Transonic – « a label for the unlabelled » – soutenu par Transcultures)
Dans l’introduction du même ouvrage, vous parlez du festival comme « un organisme vivant qui évolue sans cesse, se nourrit de rencontres, des opportunités comme des obstacles ». Quelles sont les évolutions de ces dernières années qui ont façonné cette édition ?
Philippe Franck : Une matière sonore, plastique, un flux sonique, urbain, une expérience sensorielle, humaine, artistique en appelle automatiquement d’autres. Chaque édition du festival est différente mais amène aussi à la suivante. On peut constater, outre les variables des rencontres artistiques mais aussi partenariales, budgétaires et, plus largement, humaines, un mouvement de flux et reflux entre des éditions plus chargées, plus étendues géographiquement (reliant d’avantage de villes, au-delà de Mons ou de lieux à l’intérieur du parcours) comme ce fut la cas par exemple pour City Sonic 2012 à l’occasion du dixième anniversaire de cette manifestation ou l’édition 2015 de l’année passée qui s’insérait dans le riche programme de Mons 2015, Capitale européenne de la culture. D’autres éditions étaient d’avantage centrées vers les émergences comme City Sonic 2013 et City Sonic 2014 en lien avec le projet européen Park in progress qui accueillait des jeunes artistes internationaux en résidence juste avant que leur oeuvre contextuelle soit créée dans le festival (en lien également avec des partenaires français, espagnols, hongrois, chypriotes, britanniques, luxembourgeois).
En 2016, nous nous recentrons encore une fois sur les émergences (hors projet européen cette fois), avec une édition qui accueille notamment une grande exposition sur plusieurs sites. On pourra y retrouver le travail des workshops Emergences numériques et sonores, mené par Transcultures à l’année avec plusieurs écoles de France et de la Fédération Wallonie-Bruxelles :
- Post diplômes à l’Ecole National d’Art de Bourges, dont le directeur et des professeurs étaient venus voir l’édition passée et avec laquelle nous sommes déjà en relation amicale, depuis plusieurs années, via l’élégant critique/essayiste Alexandre Castant qui y dirige l’Atelier de création esthétique sonore (dont les différentes « stations » seront mises en écoute au festival).
- Nos partenaires de l’Ecole d’Arts Visuels de Mons Arts2 -incluant le nouveau cours de création sonore que j’y donne avec Drita Kotaji.
- Egalement des étudiants/artistes d’autres établissements comme ceux de l’Ecole d’Art Saint-Luc à Bruxelles
Il y a aussi des partenariats avec d’autres festivals ou associations comme :
- VIDEOFORMES (à Clermont-Ferrand avec lequel nous avons démarré des échanges numériques et audio-visuelles l’année dernière)
- Vidéographies (association liégeoise pionnière en expérimentation audio-visuelle avec ses précieuses archives -pour cette édition, de Laurie Anderson et Nam June Paik)
- l’Atelier de Création Sonore et Radiophonique qui fête ses 20 ans
- OMFI (One Moment Free Improv’) – initiative des musiciens Maurice Charles JJ et Matthieu Safatly avec lesquels nous avions déjà collaboré pour un parcours d’improvisations à Mons en 2015 et avec qui nous serons présents à Bruxelles pour un grand événement de clôture à la Raffinerie.
Ces contacts et envies de collaboration ne sont pas nécessairement nouveaux, mais peuvent se concrétiser dans certains contextes mieux que dans d’autres. L’expérience sonore, comme artistique en définitive, c’est toujours un « aller vers »… l’autre et soi aussi.
Jacques Urbanska : Dans un texte plus ancien de 1999, vous écriviez : « Une économie de surproduction de « produits culturels » pour la plupart trop vite conçus qui […] formate des tendances toujours plus éphémères qui se clonent, émergent et meurent de plus en plus rapidement. Précieux sont les silences volés à la pollution sonore (renversement de la création d’un plein musical à un vide écouté) et les interstices où l’on peut chercher du sens. Ces espaces de respiration seraient-ils les derniers lieux possibles dans ce climat de saturation pour une nouvelle forme de subversion ? ». Le projet du festival City Sonic serait donc de (continuer à) proposer une alternative au « bruit ambiant », une poche de résistance. Comment cette 14ème édition labélisée « Sonic Pirates » vient-elle s’inscrire dans cette ambition ?
Philippe Franck : J’espère que City Sonic réussit à s’affranchir (en tout cas, j’y travaille avec mon équipe) de cette « suproduction événementielle », que nous vivons depuis maintenant plusieurs années et dans ce que Gilles Lipovetsky a appelé :« L’ère du vide » (un essai clairvoyant autour de notre postmodernité et qui, lorsque j’étais étudiant au début des années 80, m’a marqué). Nombre d’événements culturels et de festivals m’apparaissent aujourd’hui comme autant de produits certifiés conformes sortant d’une même usine d’une puissante industrie au demeurant fort peu créative. Il faut faire toujours plus fort (et participer de cet insupportable « bruit ambiant »), toujours plus énorme pour racoler toujours plus large avant de s’enfuir une fois « le coup réussi ». On nous sort des chiffres, mais qui ne disent jamais la relation qui s’est installée ou pas entre les œuvres, le contexte et les visiteurs, or c’est bien avant tout une expérience singulière qui est proposée ici.
A mes yeux, mais aussi pour celles et ceux qui suivent fidèlement ou découvre le festival et qui nous le rapportent après leur visite), City Sonic est le contraire d’un grand événement « bling bling » (malgré certaines années -comme en 2015, à l’occasion de Mons, Capitale européenne de la culture, ou en 2012 lorsqu’il s’est étendu sur 3 villes- où le festival a pu être vu comme imposant), mais plutôt une manifestation audio-multi engagée, une plateforme vibrante à tous une série de propositions, collaborations, rencontres créatives… City Sonic n’est pas le fruit d’un quelconque démiurge-grand « commissaire du peuple artistique », mais plutôt d’un organisme vivant -qui est ici Transcultures- au travers de ses relations avec d’autres organismes vivants et désirants que sont les partenaires et les artistes rencontrés sur ce long chemin de traverse et qui deviennent des compagnonages à plus ou moins long terme.
Maintenant, on pourrait également parler du « bruit ambiant » de façon plus littérale et s’attarder sur le problème de la pollution sonore, qui me semble, plus que jamais, aigu et irrésolu. Des magazines grand public belges et français y ont même consacrés des dossiers récemment. Dans le numéro du 6 août 2016, Télérama dont la couverture blanche affiche juste « le silence », on peut lire que selon une étude du Conseil national du bruit (dont je découvre et me réjouis de l’existence), « 25 millions de personnes en France sont affectées significativement par la pollution sonore, dont 9 millions à des niveaux critiques pour la santé ». C’est énorme et si on n’y remédie pas par des mesures mais surtout une attention de tous très concrète, ça ne va pas s’arranger ! Cette attitude militante, toujours insuffisante mais volontaire, anime notre projet City Sonic qui, même si il peut présenter aussi des œuvres qui peuvent heurter (mais jamais gratuitement), permet aussi des pauses méditatives, contemplatives…
Cette année, nous invitons, dans cet esprit, le toujours stimulant et desarsonnant Gilles Malatray (qui anime aussi la Sonic Radio avec Zoé Tabourdiot) à guider une PAS –promenade audio sensorielle, en soirée, qui non seulement fait écouter les acoustiques et les bruits de la ville ainsi que quelques ponctuations soniques/poétiques que Gilles propose ici et là, tout en éduquant, d’une jolie manière ludique, les participants à ouvrir plus grands leurs oreilles y compris avec des instruments d’écoute dont Gilles fait la démonstration.
En attendant l’édition 2016 de la Sonic Radio, retrouvez celle de l’année dernière.
Le travail d’Isabelle Vrammout (aka Isa Belle) avec qui je collabore en tant qu’artiste, va également dans ce sens d’ouverture des écoutilles, tout en douceur, en utilisant les vibrations des bols tibétains et la stimulation des sens de manière intime et recentrante. Il s’agit là d’écologie sonore au sens large, qui dépasse le concept de Murray Schafer pour lequel nous avons, par ailleurs, le plus grand respect et qui a été une pierre angulaire dans l’aventure sonore de la deuxième moitié du XXème siècle.
Nous vivons une époque accélérée à tous niveaux mais pas nécessairement plus éclairée pour autant (voir le stimulant manifeste de l’accélerasionnisme des économistes anglais Alex Williams et Nick Srnicek récemment traduit en français avec également des textes qui y font écho dans « Accélération ! » sorti récemment aux PUF, sous la direction du philosophe et éditeur Laurent de Sutter avec lequel je me sens en complicité intellectuelle). Il faut donc contrer cette fuite en avant liée aussi au néo-libéralisme dévorant (et auquel la gauche répond trop mollement), par une accélération concrète de l’écologie, une « conscience augmentée » et retrouver au passage, la capacité de faire silence c’est-à-dire d’apprendre à s’écouter, alors seulement on peut commencer à goûter réellement aux plaisirs sensorielles.
Pour revenir au sous-titre « Sonic pirates » choisi pour qualifier cette quatorzième édition, nous l’avions déjà utilisé, pour l’édition précédente, pour un des parcours composés de fragments poétiques et radiophoniques dans Mons. Cette fois, c’est plus l’esprit général de cette édition : pirate, résistante, militante, engagée dans la (jeune) création différenciée et volontiers indisciplinaire… y compris dans la ville qui l’a vu naître et l’a soutenu, mais dont l’évolution post Capitale européenne de la Culture pose des questions de fond. Questions qu’il ne faudrait pas occulter, sous peine d’en être complice de certains aspects les plus néfastes.
Il y a quelques 25 ans, Hakim Bey (l’auteur du désormais fameux TAZ, « Temporary Autonomous Zone »), m’avait enseigné que certains pirates (notamment au 18ème siècle, de Madagascar aux Caraïbes) ont été aussi porteurs d’utopies (à lire également le moins connu mais passionnant « Pirate Utopias » de Peter Lamborn Wilson publiés par Autonomedia en 1995 ) et de réseaux d’information et de liberté traqués par les empires de l’époque. City Sonic qui est sans doute une des manifestations les plus emblématiques de la démarche de Transcultures, aussi la plus résistante aux temps et aux nombreuses embuches, a été nourrie plus ou moins directement (se méfier des grandes revendications comme des applications de théories tendance souvent mal digérées par ceux qui les citent en tête de dossier et de discours), par ces enseignements farouchement libertaires et indisciplinaires (sans oublier les psychogéographies et les constructions de situations prônées Guy Debord, mais aussi les rhizomes et autres lignes de fuite du tandem Deleuze/Guattari). Chaque œuvre et le parcours dans son éphémère existence reliante, peut être considéré comme une petite utopie qui brandit sa différence et la partage avec qui vous bien l’écouter et dialoguer avec elle.
Jacques Urbanska : Quand on parcourt les différents textes qui composent la publication City Sonic, les arts sonores installés dans la cité, on se rend très vite compte de la pluralité et de la transversalité du champ des arts sonores. Vous expliquez que parler des arts du son par ses pourtours vous a semblé potentiellement plus fécond que chercher un hypothétique « pur art sonore » où le son serait une sorte de « medium principum » qui exclurait les autres : « Si nous avons d’abord cherché les résonances avec les lieux et leurs « vécus », il nous a paru aussi intéressant d’investiguer le dialogue entre le son et l’image, l’objet plastique, le texte, le réseau… ce qui fait du festival un évènement réellement interdisciplinaire, qui, en cela, s’intègre parfaitement dans la démarche et la dynamique de Transcultures, avec le son en trait d’union, reliant des pratiques, des techniques mais aussi des publics, des lieux et des imaginaires »…
Philippe Franck : Je préfèrerais toujours l’art de l’impur qu’une hypothétique pureté, en définitive, toujours excluante. Alors oui, explorer les pourtours, les contingences, les tangentes pour tenter de mieux cerner un centre sonore bouillonnant… m’est très vite apparu comme la meilleure manière, toujours multiple et changeante, d’appréhender ces arts du son sans les encapsuler, mais plutôt pour les connecter à d’autres lignes de fuite, avant-gardes, recherches, histoires, ruptures et avancées… On ne peut pas parler, à mon sens, d’art sonore pur, de même qu’il n’y a pas un art numérique à la définition imperméable. Heureusement les porosités, les contaminations, les mutations… crèvent les frontières (qui sont toujours utiles pour s’identifier, mais jamais pour s’enfermer) et les définitions rassurantes. Et puis comme dirait le dicton populaire, « il n’y a que les cornichons pour rester dans leur bocal » !
Plus généralement, ces mots « transversalité, pluralité, dialogue, réseau, interdisciplinarité »… sont autant de mantras qui rythment l’approche de Transcultures depuis sa création officielle en 1996 et même bien avant en ce qui concerne mes activités solitaires artistiques, critiques ou curatoriales. Je comprend qu’ils peuvent paraître redondants aujourd’hui à certains, tant ils ont été utilisés et usés dans nombreux discours et textes aux effets peu satisfaisants, voir contraires à ce qui était annoncé. Il faut donc, plus que jamais, ne pas avoir peur de revenir aux fondamentaux et redire -peut être avec d’autres mots aussi-, réexpliquer la démarche, la stratégie et ce qui fait le ferment d’une politique culturelle et, plus modestement, d’un événement comme City Sonic, dans un contexte plus générale, culturelle, politique… difficile et trouble.
Sonic Radio : Playlist de Laetitia Tónlistina > :: Agenda des petits plaisirs sonores ::
Jacques Urbanska : Ces dernières années, dans le cadre de ses « Emergences », Transcultures a clairement fait ressortir son travail de médiation en créant avec ses différents partenaires du milieu pédagogique, des espaces où des artistes encore étudiants, ou de très jeunes artistes, pouvaient exposer leurs travaux dans un cadre professionnel. Cette année, les émergences sonores, mais aussi numériques, seront au centre de cette édition. Comment construit-on un festival autour d’artistes qui exposent souvent pour la toute première fois, comment les accompagne-t-on dans leur démarche, quel cadre avez-vous mis en place afin de réussir ce pari ?
Philippe Franck : C’est d’abord une sensibilisation à la diversité des pratiques audio créatives, puis un accompagnement des étudiants participant aux workshops et rencontres organisés pendant l’année avec et à Arts2 à Mons. C’est ce travail indispensable par les artistes-coordinateurs* qui s’étale sur plusieurs mois en amont du festival et qui conditionne aussi la qualité et la professionnalisme des œuvres sélectionnées en juillet pour y être présentées. Cela nécessite également une complicité avec leurs professeurs.
*cela a souvent été Stéphane Kozik et cette année, ce fut au tour de Julien Poidevin et Arnaud Eeckhout, tous les trois diplômés de cette dynamique école des arts visuels de Mons Arts² très ouverte sur la création sonore, qui ont été aussi souvent présentés à City Sonic et qui mêlent des compétences sonores, plastiques et multimédiatiques très complémentaires pour les participants à ce programme Emergences.
Comme vous le pointez, il n’est pas aisé de montrer des œuvres de jeunes artistes, aux projets parfois encore fragiles, incertains quant à la forme et susceptibles de se modifier considérablement au cours du processus, mais je dois saluer ici aussi notre équipe technique (mené par Emilien Baudelot) et de production (coordonnée par Lucie Knockaert) qui se montrent à la fois souple, à l’écoute et aussi aidant, à mes côtés, quand il faut trancher et finaliser l’idée en objet concret.
Nous sommes aussi heureux que ces échanges et formations « sur mesure » (dont les meilleurs sont diffusés en Belgique et à l’international par Transcultures), touchent aussi d’autres écoles partenaires belges (comme l’ESA Saint-Luc à Bruxelles) et françaises (avec la Villa Arson, via un programme d’échanges tripartite avec Arts2 et dont on a pu voir les premiers résultats encourageants dans notre festival des cultures et émergences numériques, Transnumériques cet hiver 2015 et que nous allons continuer ces prochaines années). Il y a également l’ENSA – Ecole nationale de Bourges, avec qui nous avons engagé un partenariat de diffusion, donnant aux étudiants du post-diplôme l’occasion de montrer leurs œuvres (installations et performances) sous forme d’une exposition qui est coordonnée par leur professeur Jean-Michel Ponty en lien avec Transcultures. Un catalogue de ce partenariat est également prévu après le festival, ce qui me ravit, car nous accordons également beaucoup d’importance aux traces et outils critiques. Transcultures s’est d’ailleurs toujours impliqué dans l’édition, livresques, mais aussi discographiques avec les compilations et productions – Cds, vinyles, download, cassettes, objets hybrides… que nous produisons et diffusons via notre alter label Transonic. Ces production sont très utiles pour les étudiants et, plus généralement, contribuent à élargir un corpus des pratiques audio interdisciplinaires en langue française qui, bien qu’en évolution positive, peut encore se diversifier.
C’était notamment l’objectif du livre « City Sonic, les arts sonores dans la cité », qui m’a permis, avec l’aide précieuse des autres contributeurs* ayant chacun apporté leurs éclairages personnels, de passer en revue quelques enjeux, expériences et réflexions apportées par cette belle aventure City Sonic qui dure maintenant depuis 14 ans.
*contributeurs : Philippe Baudelot, curateur-auteur arts numériques, ami de Transcultures, le compositeur et directeur de Musiques Nouvelles, Jean-Paul Dessy qui était là dès les tous débuts du festival, Alexandre Castant – avec lequel je prépare un autre livre, à La Lettre Volée, autour de la création sonore qui croise aussi nos expériences critiques, Anne-Laure Chamboissier, ex collaboratrice artistique de City Sonic, sans doute plus orientée « art contemporain », Gilles Malatray, mon « promeneur écoutant » mais aussi la participation de nombreux artistes qui ont répondu à la question « comment définiriez-vous les arts sonores ? »
Jacques Urbanska : Que ça soit au travers de projets européens ou de collaborations, nationales ou internationales, Transcultures aime bouger, aller à la rencontre, échanger et saisir les opportunités d’expériences nouvelles. Je me souviens qu’en 2009, j’avais écrit un article pour le magazine Turbulences Video, à propos d’une collaboration Transcultures – la SAT qui soulignait un pan de l’activité de Transcultures : le syndrome de contamination positive à travers l’échange fructueux. Si le festival City Sonic est bien basé à Mons, il n’a pourtant pas arrêté, lui aussi, de voyager. Que ce soit en s’étendant à d’autres villes lors de la manifestation, en collaborant, année après année, à l’élaboration d’autres événements ou festival, ou tout simplement en diffusant son projet pédagogique, ses artistes et oeuvres, City Sonic ne reste jamais cantonné à une seule région ou période de l’année. Quels exemples, de cette contamination positive dont je parlais à propos de Transcultures, retenez-vous pour le projet City Sonic ?
Philippe Franck : Pour la Belgique, outre nos collaborations avec L’Institut Supérieur d’Etude du Langage Plastique (Iselp) à Bruxelles (dont les expos Sonopoetics autour de la poésie sonore en 2010 avec la participation du CNAP (Centre National des Arts Plastiques) et celle de l’artiste français Julien Sirjacq, 2012, « L’oreille interne-a spectral recollection », autour d’archives du chef d’orchestre Boris de Vinogradov souvent liées à différents compositeurs contemporains et spectralistes), je garde personnellement un bon souvenir de la manifestation « Résonances » que nous avions organisé, en 2014, à partir d’une exposition à l’Ecole des Arts de Braine L’Alleud, non loin de Bruxelles et qui avait eu une belle rémanence dans toute la province du Brabant Wallon (avec le Centre culturel du Brabant Wallon, L’université de Louvain-la-Neuve, le Centre culturel et l’Académie de musique de Braine L’Alleud et d’autres) permettant à des publics curieux mais pas spécialistes de découvrir la diversité de cette création sonore et plus particulièrement des œuvres et ateliers de jeunes audio plasticiens.
Cette année, nous collaborons pour la troisième fois avec le festival Ars Musica 2016 (Bruxelles), que le directeur Bruno Letort (qui est également un journaliste/producteur aguerri sur France Musique notamment avec son émission Tapage Nocturne, mais aussi un musicien et un compositeur talentueux) a réussi à rénover et ouvrir. A peine est-il arrivé à Bruxelles, qu’il a fait naturellement appel à nous pour des collaborations pour des performances et des installations, qui cette année, seront accueillies aux Halles de Schaerbeek sur le thème du Japon avec des créations sonores et numériques de Régis Cotentin, Olivier Gain, Yuki Kawamura et d’autres.
A titre personnel artistique, je garde un très bon souvenir d’une semaine de massages sonores dans un dispositif son-lumière-senteurs d’Isa Belle au Lentos Museum invité par Linz, capitale européenne de la culture en 2009, ou encore d’un événement autour de la Belgique électronique et sonique conçu, en 2008, pour les différents espaces de la Maison des Métallos et le 11ème arrondissement à Paris, et aussi de l’éphémère grand festival transdisciplinaire Sonorama en 2009, dont j’étais un des directeurs artistiques* avec, notamment, un grand parcours City Sonic revisitant comme jamais auparavant, la ville de Besançon et qui a attiré en un week end des milliers de visiteurs.
*avec Vincent Carry (Les Nuits sonores), Jérôme Delormas (La Gaité Lyrique), et Jean-Marie Songy (Festival d’Aurillac)
Parmi les nombreuses collaborations, je pourrais citer aussi notre projet européen pays-tiers E-FEST avec le Festival Echos Sonores notamment dans l’impressionnante cathédrale de Carthage, désireux d’intégrer des œuvres sonores et numériques dans une Tunisie en mutation ou les différents projets avec les Pépinières européennes pour jeunes artistes (réseau dont Transcultures fait aussi partie), également sources de renouvellement et d’autres rencontres artistiques. Je pourrais encore évoquer nos multiples partenariats avec le festival Bains numériques et le Centre des Arts d’Enghien-les-Bains initiateurs du réseau RAN (Réseau des Arts Numériques) dont Transcultures est aussi co-fondateur ou nos échanges bilatéraux avec le Québec (d’abord avec SAT à Montréal puis avec Rhizome à Québec, entre numérique, sonique et poétique) et plus récemment avec le dynamique Digital Art Festival de Taipei qui nous a offert une belle exposition (+ performances et présentations d’artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles que nous soutenons) en novembre 2015.
D’autres échanges sont prévus avec la Nouvelle-Zélande (avec l’Université des Technologies d’Auckland), la Grande-Bretagne (et l’Université de Greenwich à Londres), la Croatie (avec Kontejner)… Ils nourriront aussi nos programmations mais également de nombreuses productions et recherches d’artistes. Ils sont essentiels à la vie de Transcultures et de ces festivals qui sont autant de « hubs », de facilitateurs de co-production, co-diffusion, co-réflexion internationalistes.
Jacques Urbanska : Les arts sonores sont souvent considérés comme « pointus » ou étiquetés comme étant pour « un public averti », or dans les faits, la grande majorité des oeuvres présentés dans le festival sont ludiques, plastiques ou audio-visuelles et de plus en plus d’artistes, issus directement de City Sonic ou de son réseau, sont d’ailleurs aujourd’hui régulièrement diffusés dans des expositions ou festivals, d’art contemporain ou autres, dits plus « traditionnels ». Pouvez-vous nous en citez quelques exemples concrets ?
Philippe Franck : Entre le début de City Sonic en 2003 et aujourd’hui, la présence de la création sonore (extra stricto musicale) dans les sphères culturelles contemporaines mais aussi événementielles/festivalières s’est considérablement accrue ; les publics mais aussi les médias ne sont plus ou moins désarçonnés par ces nouvelles formes audio interdisciplinaires et l’aspect ludique de certaines « oeuvres de passage » mais aussi la généralisation du numérique y ont également contribué.Si on parle au niveau d’artistes sonores découverts, formés, produit ou diffusés, ces dernières années, par Transcultures et qui se produisent maintenant régulièrement dans d’autres manifestations, on peut citer : Arnaud Eeckhout et Mauro Vitturini, dont le collectif VOID est né au sein de City Sonic, le musicien/chercheur montois Nicolas D’Alessandro (avec des installations et des performances comme « Choir Mob » -polyphonie de smartphones- ou « Voix des Anges »), de Stéphane Kozik (avec les installations/performances Livescape et Digital Breakfast) ou de Julien Poidevin (avec notammant son parcours géolocatif Géosonic mix)… dont on a parlé précédemment. Il y a aussi des exemples d’artistes qui sont venus à créer des dispositifs installatifs ou interactifs à partir de la musique, tel Gauthier Keyaerts qui a beaucoup tourné avec son installation Fragment#43-44, en collaboration avec François Zajega (artiste numérique soutenu et diffusé par ailleurs également par Transcultures), produit en partenariat avec l’Institut de Recherche Numediart, dont est également issu Nicolas d’Alessandro (dont l’installation Choir Mob a également été diffusée à City Sonic et au Digital Art Festival de Taipei).
Dans les jeunes découvertes, je peux aussi donner les exemples de Helga Dejaegher et Emmanuel Selva, tous deux sortant de l’Ecole d’Arts Visuels de Mons Arts2 et qui ont participé aux workshops Emergences numériques et sonores, et dont les installations ont aussi été montrées à partir de Mons vers d’autres villes belges et à mon avis, bientôt au niveau international également.
Des artistes étrangers que nous soutenons ont aussi une belle diffusion. Ainsi les jeunes et déjà solides artistes français, Marc Parazon alias such: avec ses belles scénographies installatives à base de d’enregistreurs et de bandes magnétiques ou encore Rodolphe Alexis avec son Flower Bed qui sera cette année présenté à Ars Musica dans une nouvelle version, après avoir été créé à City Sonic et diffusé à Résonances à Braine l’Alleud par après… Transcultures diffuse, de facto, en Belgique et à l’international, toute l’année de nombreuses oeuvres, dont celles bien évidemment issues de City Sonic, ce qui permet aussi à leurs créateurs de faire évoluer celles-ci et de renconter d’autres partenaires et d’autres publics. La plupart des artistes cités ont également trouvé une place dans des expositions et des galeries d’arts contemporains ou dans des festival hors circuit « arts sonores » et certains, dont le collectif VOID par exemple, ont gagné une bonne place dans la jeune génération de plasticiens de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Jacques Urbanska : Toujours repris dans le même livre City Sonic, Philippe Baudelot, écrit dans son texte Glissements [des arts sonores] vers le numérique : « À partir de la fin des années 1980, nous sommes, de plus en plus, immergés dans une culture numérique, née des nouveaux modes de vie et d’une mutation sans précédent, celle de l’ordinateur et de tous ses possibles. Cette culture est vite passée de l’ivresse technologique à de nouvelles pratiques dans les tous domaines, notamment ceux de son. La fin des années 1990, qui correspond à la naissance de l’idée d’art sonore, marque l’explosion des PC, d’internet et des home studio, permettant de réaliser, avec un investissement modéré, des enregistrements de qualité professionnelle : graveurs de CD, enregistreurs DAT, enregistreurs numériques, logiciels open source, développement des mémoires, compression numérique MP3, puis des baladeurs et des smartphones […] On dit de la révolution numérique que nous vivons, qu’elle est celle de l’image. Singulièrement, elle est aussi et surtout celle du son ». Transcultures est un Centre dédié aux cultures numériques et sonores, et les artistes du numérique occupent naturellement une grande place dans le festival City Sonic. En 2015, le Digital Arts festival de Taïpei était d’ailleurs l’invité principal de cette édition exceptionnelle. Qu’en est-il en 2016 ?
Philippe Franck : Le numérique innerve de plus en plus naturellement les dispositifs, mais aussi les pratiques et les imaginaires artististiques. Cette année encore, on pourrait pointer plusieurs œuvres liés à ces cultures numériques que nous défendons ardemment, là encore dans leur riche diversité d’esthétiques mais aussi technologiques : la performance AV « Dimension N » d’Alba G Corral et Dariusz Makaruk (qui a remporté le prix du jury cette année du festival Bains Numériques à Enghien-les-Bains) et que nous accueillons en résidence Pépinières européennes pour jeunes artistes et les émergences que nous avons accompagnés au sein des écoles d’art partenaires en Wallonie-Bruxelles qui sont autant numériques que sonores. On peut d’ailleurs constater, ces dernières années, que de plus en plus d’œuvres sonores ou interdisciplinaires qui nous sont proposées ou que nous aidons sont également numériques, et singulièrement en 2015 qui rappelait le premier slogan de Mons2015, candidate à la capitale européenne de la culture, « quand la culture rencontre la technologie » (qui a été finalement abandonné -bêtement à mon sens- par des communicants peu inspirés ou apeurés d’assumer une ligne clairement prospective, mais c’est une autre histoire… Pour rappel, ce dernier fut remplacé par « En 2015, je suis montois, et toi ? »).
Et puis, n’oublions pas que les arts sonores ont subi un grand tournant avec l’apparition du numérique qu’ils ont d’ailleurs grandement contribuer à promouvoir. Au début de l’informatique, la puissance du matériel permettait difficilement de travailler l’image, alors que le son, beaucoup moins gourmand en ressource était plus accessible. Des logiciels de création artistique phare d’interactivité comme Max-MSP, sont à la base des programmes destinés à la création sonore. La séparation arts sonores <> arts numériques ne correspond donc pas à au développement historique de la création sonore et numérique qui n’a cessé de se nourrir, de Xenakis à Rioji Ikeda, de Stockhausen à Alva Noto, etc. Cette frontière abstraite revient encore trop souvent comme un carcant, ce qui est un non sens de part la nature même du multimédia.
En tant que directeur artistique de City Sonic, je ne me pose pas d’abord la question de savoir si le projet proposé est labelisé « numérique » (selon des définitions d’ailleurs très variables suivant de qui, quand et d’où on parle, et qu’il faut donc relativiser, tout en les examinant). Je regarde plutôt si il fait sens par rapport au lieu qui peut l’accueillir, au parcours et plus généralement par rapport à cette indéfinissable et hautement subjective valeur artistique. Echapper aux critères « standard » du « marché artistique » et du « milieu culturel autorisé » pourrait d’ailleurs être quasiment, pour moi, un critère de sélection, mais il faut aussi se méfier de l’anti-conformisme/alter conformiste… Pour revenir à la question, la proposition artistique dans City Sonic peut être numérique et cela peut même être un plus, si cela n’est pas qu’un alibi vide, ce à quoi nous restons très attentifs.
Jacques Urbanska : Pour continuer sur le sujet, après City Sonic et Ars Musica 2016, c’est une autre rencontre, devenue récurrente, que va proposer Transcultures : Vice Versa (de la recherche à la création numérique), où il s’agit d’explorer et de donner à voir les rapport Arts-Science et qui revient déjà pour sa troisième édition. Que nous réserve cette rencontre 2016 ?
Philippe Franck : Les rapports Arts-Science sont un axe fort et qui trouve sa source dans la participation de Transcultures au consortium de l’Institut de recherche Numediart (dédiée aux technologies des arts numériques à l’Université de Mons) qui a permis à de nombreux artistes de travailler avec des ingénieurs/chercheurs très qualifiés pour des projets dits « innovants ». Les fruits de ses collaborations (installations, performances, dispositifs mixtes participatifs, connectés…) ont d’ailleurs souvent été présentés (également dans City Sonic), mais surtout dans notre biennale Transnumériques et dans cette manifestation qui entend donner une autre visibilité à ses rapports et enjeux Arts/Sciences « Vice Versa (de la recherche à la création numérique) » que nous avons lancée, en partenariat avec Numediart en 2014.
Le 25 novembre 2016, cette troisième édition de Vice Versa réunira, dans le cadre de la Saison des cultures numériques (manifestation fédératrice initiée par notre Ministère de la culture), de nombreux participants : enseignants, chercheurs, laboratoires universitaires (Numediart, Université de Liège, Paris 1, Paris 8…) critiques, concepteurs, artistes reconnus (Judith Guez, David Guez…) ou émergents… L’événement aura lieu dans un grand bâtiment de la RTBF Liège (laquelle y consacrera, via notre partenaire liégeois Vidéographies, une émission de télévision, qui fera suite à celle que vous d’ailleurs conçue en juillet, sur l’hacktivisme) et plusieurs tables rondes autour de la création 3D, transmédia, Internet des objets… seront proposées avec également des présentations d’œuvres artistiques prototypes ou in progress. Pour renforcer cette dynamique très stimulante, nous allons mettre en œuvre, cette année, un projet européen Interreg autour d’un Creative Lab initié par l’Université de Mons regroupant des partenaires français*.
*dont le Fresnoy, par ailleurs partenaire régulier de City Sonic et de Transcultures, mais aussi l’université de Lille 1 -que nous avions déjà invité à Vice Versa- et de Valenciennes qui sont chacune très dynamiques dans les croisements entre recherche et artistique) et flamand (Buddha Fabriek)
Ce type de collaborations, de plus en plus fréquents, entre des structures culturelles, universitaires, scientifiques incluant ici aussi des partenaires privés posent de nombreux défits, dont le premier est de trouver un langage et un objectif concrètement réalisable en commun. Cela me semble indispensable d’y travailler, avec enthousiasme, pour que des projets créatifs (au-delà même de l’artistique, mais sans jamais oublier ses spécificités), qui nécessitent des compétences diverses et exigeantes, puissent voir le jour et être diffusés comme ils le méritent.
Septembre 2016, pour Transcultures
Propos recueillis par Jacques Urbanska